lundi 15 juin 2015

Un accident au milieu de Times Square

Il avait décidé ça pendant la nuit, comme dans un demi-sommeil ou plutôt une demi-insomnie, et s'était levé heureux, avec la sensation d'enfin remonter le submergeant torrent de mauvaises nouvelles qu'il ne laisserait plus jamais l'engloutir.
Oui, ç'en était fini de la littérature, des fils d'informations et de toutes ses envies de savoir ce qui se passe autour de lui, que ce soit par les livres ou par wifi.
Il voulait être enfin libre des chaînes du savoir: connaître était devenu trop déprimant et les vérités trop aveuglantes pour pouvoir jouir correctement du moment présent.
Sur les réseaux sociaux, la transparence supposée d'un flux dégoulinant de textes mal écrits et sans analyse réelle, avait fini de le persuader d'abandonner tout effort d'en apprendre plus.
Désormais, même la jouissance qu'il avait à dévorer ses auteurs préférés, à fréquenter les musées, les théâtres, les expositions, était érodée par le peu d'enthousiasme que montrait ses contemporains à l'envie d'échanger, par leur manque de curiosité, eux-mêmes déprimés par une existence où leur impuissance à gérer leur destin semblait de plus en plus patente.
Plusieurs fois déjà il avait pensé arrêter, suite à des soirées où son éloquence, sa gourmandise de mots avaient été stoppées net par le regard dubitatif de convives incrédules ou des attitudes de défiance à l'écoute de ses phrases trop longues. Il regrettait d'ailleurs que ce désir permanent qui vivait en lui, d'user de ses nouvelles connaissances, de tester des pensées fraîchement comprises et assimilées, soit pris pour de l'arrogance.
Il ne pensait pourtant pas être plus intelligent que les autres mais il avait rapidement accepté que la soif de lire, cette passion de découvrir d'autres pensées, et tout simplement, le monde de l'autre, n'était pas ou plus du tout enfouie dans les priorités de tout un chacun.
Les effets se firent rapidement sentir.
Après une première phase, assez difficile, qu'il qualifiât lui-même de "désintoxication", il alla brûler tous ses livres, cessa de fréquenter les salles de concerts et se résigna à sortir ailleurs qu'à la salle de repos ou lors des grands rassemblements.
Puis il s'aperçut non sans amusement, qu'il prenait de nouveau goût à son travail pénible et répétitif, enfin soulagé de toutes ces pensées, ces réflexions inutiles sur le sens de la marche, le pourquoi du comment du lever et du coucher de soleil qui n'intéressait personne autour de lui.
Il se sentait enfin libéré de ces utopies que de trop beaux textes lui avaient mises dans la tête et dans le cœur.
"Cœur ? Quel drôle de mot !" pensa-t-il.
Puis ce fut dans le regard de ses chefs qu'il vit quelque chose changer: le fait qu'il soit d'accord avec eux, que plus rien ne vienne contester leur autorité dans ce regard autrefois trop renseigné, les avait rapprochés. La devise "Chacun pour soi et Tous pour le boss" lui semblait même prendre défintivement sens. Il se surprit même à réutiliser ses antennes pour échanger avec les autres.
Enfin, il ne perçut plus comme supportable une autre forme de pensée que celle de sa petite société, et ne trouva plus souhaitable que des cultures différentes viennent y foutre le souk.
Ironiquement, ce que H-238 ne put jamais saisir dans cette infinitésimale fraction de temps que la vie lui avait accordée, c'est qu'en se résignant ainsi, il avait refusé à lui-même et à ses semblables, la place de première fourmilière de l'Univers à abriter la conscience.
Et quelques jours plus tard, aucune parole ne sortit de lui lorsque le pied d'un enfant vint écraser ces milliers d'années d'évolution qui au final, n'étaient qu'un accident au milieu de Times Square.
(à Werber et clin d'œil à Xavier Bray)

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